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Essai d'un Écrivain
Michel Noël
La beauté, la poésie, la vie
Michel Noël
Très jeune, je m'endormais tard, debout au gouvernail de mon grand canot magique en écorce de bouleau. Je faisais corps avec l'eau de la puissante rivière, la Mistashipu, qui m'envoûtait et me transportait dans ses bras. Aux quatre coins de mon vaste territoire, je voyageais haut dans le ciel sur les ailes largement déployées d'un aigle. Et les puissants battements de cœur de mon gros tambour en peau d'orignal m'accompagnaient, ainsi que grand-mère Lune, grand-père Soleil, mon frère l'Arbre et ma sœur Goutte d'eau. Je vivais dans l'harmonie et la fraternité avec mon environnement.
Tous les merveilleux récits de vie en forêt, récits de chasse, de pêche, contes, légendes, chansons de mes aînés algonquins me fascinaient. J'en faisais provision le soir à la lueur d'un beau feu de bois. Je les gravais dans ma mémoire d'enfant et, une fois dans mon lit, les yeux clairs, j'éprouvais un grand plaisir à me les raconter à nouveau. Je me sentais l'héritier d'une grande civilisation, un porteur de parole et de tradition. Mes récits, fabuleux, venaient du fond des âges. J'avais ma place dans l'univers.
Il y a très très longtemps de cela, je suivais mon grand-père dans un portage millénaire bordé de mélèzes pointus comme des tentes, battu dans la mousse et le roc par les nombreux passages de nos ancêtres. Mon vieux grand-père, par respect pour nos esprits qui habitent les lieux, parlait peu en forêt, et, lorsqu'il le faisait, c'était toujours à voix feutrée comme l'eau du ruisseau qui coule en sourdine dans un sous-bois sombre. Au plus haut de la montagne, il s'arrête, le regard et le geste amples comme le vent il me dit :
- Regarde comme c'est beau… Tu sais, quand nous mangeons du caribou, nous sommes caribou.
Je l'écoute les yeux ronds.
- Tu sais, quand nous mangeons du saumon, nous sommes saumon.
Et, devant ce paysage grandiose, le vieil homme continue sur le ton de la prière à égrener au vent un à un les noms de tous les animaux et de toutes les plantes de l'immense forêt, des cours d'eau et de la terre qui nous nourrissent, nous purifient, nous guérissent. Il les remercie chaleureusement pour leur générosité à notre égard.
Je n'ai jamais oublié ce moment émouvant et riche. Mon grand-père m'a dit qu'il fallait aimer et respecter l'air que nous respirons, l'eau que nous buvons, la nourriture que nous mangeons, car ils sont sacrés pour les humains. Et maintenant que je suis vieux et sage à mon tour, je vous dis que nous leur devons la beauté, la poésie et la vie.
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