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ARCHIVÉE - Le Fonds d'archives Glenn Gould

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Écrits

Variations et variantes

par Jacques Hétu
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Deuxième chapitre de Glenn Gould pluriel : textes réunis et présentés par Ghyslaine Guertin.

On sait que, très jeune, Gould avait décidé d'être d'abord compositeur. Souvenons-nous qu'au début de sa carrière il écrivait : « J'aimerais, avant d'atteindre 70 ans, avoir réalisé un certain nombre de bons enregistrements, avoir composé de la musique de chambre, deux ou trois symphonies et un opéra. » Glenn Gould avait une très bonne connaissance des techniques d'analyse et possédait, en outre, un remarquable métier de compositeur... chose rare de nos jours chez les interprètes... et même chez les compositeurs!

Glenn Gould avait un goût musical très sélectif et souvent très particulier, comme un compositeur! Gould préférait le disque au concert : l'enregistrement est un travail solitaire, composer est aussi un travail solitaire. Concevoir une émission de radio, de télévision, ou concevoir un enregistrement comme il le faisait, impliquant une telle architecture du montage sonore, voilà un processus qui rejoint celui de compositeur.

Bien sûr, le génie de Glenn Gould s'est exprimé surtout à travers l'interprète, mais il rêvait aussi d'être compositeur. Irais-je jusqu'à dire que, dans certaines de ses interprétations, il se substituait au compositeur? Est-il convenable de dire que ce super interprète s'emparait parfois de la musique des autres et la transformait, parfois en la défigurant, parfois en la transfigurant? Au fond, pour Glenn Gould, quelle était la valeur intrinsèque d'un texte musical, texte qu'il abordait souvent en tant que « pré-texte » à une formidable construction sonore où son propre univers musical, nourri par celui du compositeur, s'étale et s'impose à l'auditeur avec une logique irréfutable? Une logique d'interprète ou une logique de compositeur? Personnellement, j'ai souvent pensé que Gould pouvait être un compositeur frustré qui, consciemment ou non, canalisait une grande partie de son énergie créatrice à travers les interprétations parfois très recherchées que l'on connaît.

Vingt ans après avoir subi un choc violent à l'audition de l'interprétation par Glenn Gould de mes Variations pour piano, je me sens suffisamment guéri pour vous livrer aujourd'hui une analyse de cette interprétation. Il faut d'abord se souvenir de cette phrase que Gould écrivit en 1956 : « Rien de ce qu'on peut dire concernant mes interprétations ou mes compositions ne me touche, mais la moindre critique de mes écrits me fait mal. » Que Gould repose en paix; en effet, la brève analyse de mon œuvre qu'il rédigea pour la pochette de son disque consacré à la musique canadienne est d'une admirable justesse, que ce soit au niveau des éléments de la structure ou au niveau de l'ensemble de la forme. Mais alors, que s'est-il passé chez Gould au moment de l'exécution de ces Variations? Y a-t-il un rapport entre cette perception subtile de l'œuvre que nous démontre l'analyste et cette transposition musicale, par endroit si éloignée de la partition, que nous livre l'interprète? Or, j'ai toujours admis que cette interprétation possédait sa propre logique, une logique évidemment très gouldienne mais qui, paradoxalement, pourrait s'appuyer en partie sur l'analyse elle-même. Dois-je préciser que ce n'est là qu'une hypothèse, puisque je n'ai jamais rencontré Glenn Gould. Voici d'abord un extrait du texte de Gould concernant mes Variations : « Après une introduction qui sert de thème, et dans laquelle le matériau de la série est établi à coup d'octaves accentuées dans le registre aigu, chacune des quatre variations successives s'adonne à une exploitation de plus en plus dense, et de moins en moins littérale, de la série. »

En d'autres termes, Gould constate que le matériau initial est traité de plus en plus librement par le compositeur... et c'est précisément ce qui se produit chez l'interprète : il prend de plus en plus de liberté, s'éloignant de plus en plus de la partition, au fur et à mesure que l'œuvre se déroule. Face à la partition, un premier indice inquiétant se manifeste dans le minutage de la pièce : les Variations ont une durée moyenne de 8 minutes 45 secondes, la version de Gould dure 11 minutes 19 secondes. Globalement, il modifie considérablement certains tempos, change les legato en staccato, les piano en forte et vice versa, il clarifie certains passages brumeux, embrouille certains autres normalement clairs et ainsi de suite, un peu comme le négatif d'une photo par rapport à l'image véritable. Alors, direz-vous, y a-t-il lieu de contester l'écriture de l'œuvre pour justifier que l'interprète y apporte tant de variantes? Gould a pourtant écrit : « Hétu possède un flair indéniable pour l'instrument. Tout chez lui sonne et se prête admirablement à la configuration de la main... Ce qu'il y a d'impressionnant dans ces Variations [...] provient de ce qu'elles possèdent une cohérence due à un sens très sûr des valeurs musicales inhérentes au matériau à partir duquel elles sont construites. » Ce n'est donc pas la faute du compositeur!

Exemple 1, INTRODUCTION de VARIATIONS POUR PIANO de Jacques Hétu

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Exemple 1

En écoutant l'œuvre, partition en main, que se passe-t-il? Les deux premières pages, soit l'introduction, sont présentées avec force, conviction et un respect absolu de tout ce qui est inscrit sur la partition. Il est à noter que j'inscris absolument tout dans mes partitions pour piano, y compris les indications de pédale (ex. 1).

La première variation, marquée vivace, est un canon à l'octave, ou plus précisément à la double octave, à distance d'une croche. Gould est évidemment très enclin à faire ressortir ce contrepoint et à sculpter les « querelles d'accents » inhérentes à ce type d'écriture. Il le fait avec un sens rythmique irrésistible dans une joyeuse envolée sonore qui se maintient rarement au-dessous de la nuance forte. Mais voilà, la partition indique pianissimo legato; un seul passage est inscrit fortissimo, tout le reste doit se dérouler dans un mystérieux clair-obscur. L'indication métronomique de ce vivace, noire égale 144, est devenue noire égale 200, mais ce tempo est logique, compte tenu du caractère frénétique adopté par l'interprète.

Exemple 2, VARIATION 2 (ADAGIO) de VARIATIONS POUR PIANO de Jacques Hétu

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Exemple 2

La deuxième variation, marquée adagio, est fondée sur des appositions de registres : par paliers, une succession d'accords lourds et graves émerge lentement, s'opposant à un groupe de notes rapides dans le suraigu, à la manière d'un glockenspiel, le tout baignant dans la pédale (ex. 2).

Or, on connaît l'aversion de Gould face à l'utilisation excessive de la pédale; c'est même là une des raisons qu'il invoquait pour se tenir éloigné des œuvres de Chopin ou de Debussy. C'est sans doute cette phobie des harmoniques entremêlées qui l'a incité à changer « l'orchestration » de ce passage : le glockenspiel est devenu un xylophone! Gould, fidèle à ses goûts et à ses convictions, ne pouvait faire autrement que de contourner l'aspect impressionniste de cette page.

Exemple 3, VARIATION 3 (ANDANTE) de VARIATIONS POUR PIANO de Jacques Hétu

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Exemple 3

La troisième variation est une courte fugue marquée andante, à 60 à la noire, qui se métamorphose chez Gould en un lento assai, à 60 à la croche, soit exactement le double plus lent (ex. 3).

Le caractère de la musique s'en trouve radicalement changé : le contrepoint chantant des trois voix laisse place à un climat d'immobilité, hautement contemplatif, et en définitive très près de l'atmosphère qu'il avait créée dans la vingt-cinquième variation des Goldberg lors de son premier enregistrement. Une telle lenteur de tempo a forcément des répercussions sur les possibilités du piano face à la durée des sons : la partie centrale de cette variation est une strette formant crescendo et aboutissant à son point culminant à un triple forte, où les harmonies sont soutenues par un do# grave octavié, maintenu pendant six temps (ex. 4).

Le tempo adopté par Gould rendait ce passage impraticable avec les nuances inscrites sur la partition; il a donc inversé le tout : ce point culminant, marqué fortissimo, crescendo, triple forte, est devenu fortissimo, decrescendo, piano... c'est très logique, très musical et très beau, mais...!

Exemple 4, deux mesures de VARIATION 3 de VARIATIONS POUR PIANO de Jacques Hétu

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Exemple 4

La quatrième et dernière variation est une toccata qui renoue peu à peu avec les éléments premiers de l'introduction. Même démarche chez Gould, qui est hallucinant de virtuosité, mais en supprimant à plusieurs endroits les indications de pédale, et, curieusement, en embrouillant certains passages, encore une fois, par un jeu de dynamiques inversées: piano pour un élément secondaire et forte pour l'élément principal devient forte pour l'élément secondaire et piano pour l'élément principal... de nouveau cette idée du négatif de la photo! Toutefois, les deux dernières pages de l'œuvre, comme les deux premières, sont tout à fait conformes aux indications de la partition. Après avoir visité la maison du compositeur en y déplaçant quelques meubles, l'interprète repasse le seuil de la porte d'une manière aussi polie et correcte que lors de son arrivée!

En conclusion, qu'est-ce que mon intervention a pu apporter, si ce n'est que d'avoir pu démontrer à travers cette pièce que Gould restait fidèle à ses principes esthétiques concernant la musique en général et le piano en particulier. D'autres pièces auraient pu servir d'exemple, mais j'étais mieux placé pour parler de celle-ci. En fait, je n'ai fait que témoigner à propos de ce que nous savions tous : que Glenn Gould n'était pas un interprète comme les autres, que Glenn Gould ne pouvait se contenter d'exécuter une partition et que, à travers la musique des autres, il nous communiquait impérieusement son propre univers de musicien parce que, en définitive, Glenn Gould était un authentique créateur.

Source : Bibliothèque et Archives Canada
© Bibliothèque et Archives Canada. Reproduction autorisée par la succession de Glenn Gould et Glenn Gould Limited.
nlc-5970

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