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ARCHIVÉE - Le Fonds d'archives Glenn Gould

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Écrits

Glenn Gould le patient

[Glenn Gould as Patient]

par Peter Ostwald
Source

Traduit de l'anglais par la Bibliothèque nationale du Canada. Reproduit avec la permission de Lise Deschamps-Ostwald

Le présent document a été présenté lors du symposium et festival cinématographique « Glenn Gould: Variations on Musical Genius in our Time », tenu au studio Dolby Facilities de San Francisco le 18 novembre 1995.

Glenn Gould était étonnamment ouvert au fait de discuter sur ses nombreux problèmes de santé. Lorsque je l'avais rencontré, en 1957 – nous étions alors tous deux dans la vingtaine --, j'ai tout appris dans la première demi-heure de notre relation sur les douleurs qu'il ressentait dans les bras et les spasmes qui secouaient ceux-ci, sur le traitement de physiothérapie qu'il suivait à Toronto, sur les divers médicaments qu'il prenait depuis quelque temps. L'année précédente, au cours de vacances qu'il passait aux Bahamas, il avait expliqué à d'absolus inconnus « ce truc : ça vous rend l'estomac irritable, ça donne la diarrhée et provoque des serrements à la gorge. Pas moins de trois médecins me suivent en ce moment1. » L'une des principales plaintes était liée à la crainte d'avoir froid. Il était toujours trop habillé, portant gros chandail, paletot, gants de laine, écharpe et couvre-chef, même par une chaleur écrasante, en plein cœur de l'été à Toronto. Il insistait toujours pour qu'on monte le chauffage d'une pièce jusqu'à une température qu'il trouvait confortable, mais qui provoquait généralement l'inconfort des autres personnes présentes. Sa crainte d'avoir froid et de s'enrhumer lui avait été transmise par sa mère alors qu'il était enfant. Elle lui disait : « Ne sors pas à l'air frais, tu pourrais attraper un rhume. » Les gens qui étaient le moindrement malades n'étaient pas autorisés à s'approcher de lui. Sa mère le dissuadait de se mêler aux foules. Elle insistait pour qu'il évite d'aller à l'Exposition nationale canadienne et d'autres endroits très achalandés. Glenn, avec son imagination débordante, avait amplifié à l'absurdité les mises en garde de sa mère.

Il lisait beaucoup sur les infections et il savait tout sur les tout derniers produits antibiotiques qui étaient découverts. Il consultait souvent des médecins et des chiropraticiens, généralement pour leur faire la leçon sur le traitement à lui prescrire. Tous les médecins avec qui j'ai parlé de lui décrivent Glenn comme un patient difficile, déterminé à obtenir ce qu'il voulait, qui insistait pour fixer des rendez-vous tard dans la journée parce qu'il aimait à traîner au lit jusqu'à midi ou une heure et qui voulait déterminer lui-même son propre traitement. Il refusait de se plier aux conseils du plus simple bon sens sur une bonne hygiène, une alimentation saine et l'exercice physique. L'une de ses pires habitudes, à mon avis, était qu'il ne signalait pas à ses divers médecins qui d'autres le traitaient et lui prescrivaient des médicaments, suscitant ainsi non seulement une confusion, mais aussi, probablement, une surconsommation de médicaments. Il ne se préoccupait guère des effets secondaires des médicaments.

Peu après ses débuts sensationnels à New York et le succès prodigieux remporté par l'enregistrement des Variations Goldberg, alors qu'il avait 23 ans, Glenn fixa un rendez-vous pour consulter l'un des plus éminents membres de l'Institut psychiatrique de Montréal. À l'époque, Montréal avait la réputation d'être plus avancée que Toronto dans le domaine psychiatrique. Le psychiatre lui donna les noms d'un psychanalyste et de trois psychiatres généralistes à Toronto; Glenn se mit à consulter l'un de ces derniers, lequel décida apparemment de ne pas recourir à une démarche psychologique, mais aux médicaments. Je n'ai rien pu apprendre sur la durée de ce traitement ni sur son efficacité, mais je soupçonne que l'expérience qu'il avait eue de la psychiatrie était pour quelque chose dans son comportement positif, mais aussi ambivalent à mon égard, lorsque nous nous sommes rencontrés deux ans plus tard.

En 1957, Glenn fut invité à donner des concerts à Moscou et à Leningrad; cette série de concerts a donné un très grand coup de pouce à sa carrière, puisque aucun musicien occidental de musique classique n'avait encore jamais donné de concert de l'autre côté du Rideau de fer. Son imprésario, Walter Homburger, l'accompagna pour l'aider à régler les détails d'une tournée en Europe qui devait suivre, englobant un concert avec von Karajan à Berlin, concert qui a d'ailleurs remporté un succès prodigieux, tout comme les concerts donnés en Russie. L'année suivante, cependant, Glenn connut quelques difficultés en Europe. Malgré sa brillante performance, ses confrères artistes remarquèrent sa détresse et son comportement névrotique. Glenn commençait alors à faire des remarques selon lesquelles le public était fondamentalement hostile aux artistes et qu'il était dangereux pour lui de s'exposer en public. En Autriche, il eut une infection des voies respiratoires supérieures et se mit à annuler des concerts. Par la suite, on diagnostiqua une infection rénale et on lui recommanda de suivre un régime à faible teneur en protéines. Il annula d'autres concerts et se retira dans un hôtel de Hambourg, d'où il écrivit à ses amis (dont j'étais) que « dans l'ensemble, j'étudie mieux et je travaille plus facilement dans un climat d'indifférence tel que celui qui règne dans les hôtels » [traduction libre]. Son imprésario, M. Homburger, arriva juste à temps pour empêcher Glenn d'annuler une tournée de concerts en Israël.

L'année 1959, alors que Glenn avait 27 ans, fut une année très difficile pour lui. Tout d'abord, John Roberts et d'autres amis de Toronto, qui tentaient de le pousser à plus d'indépendance, convainquirent Glenn de quitter la maison du 32, rue Southwood, où il vivait encore avec ses parents. Dans un élan d'enthousiasme, Glenn loua impulsivement un grand domaine appelé « Donchery ». John Roberts l'aida à meubler la maison. Glenn dit à qui voulait l'entendre qu'il comptait occuper une aile de la maison et qu'il réservait l'autre aile à son imprésario – on ne savait pas exactement qui ce devrait être. Très vite, cependant, Glenn fut prit de panique et annula ses projets, à fort prix. Ses amis l'aidèrent donc à trouver un « penthouse » de six pièces sur l'avenue St. Clair à Toronto, où il s'habitua peu à peu à vivre. Cependant, John Roberts remarqua des symptômes bizarres, comme lorsque Glenn se plaignait que les meubles le regardaient de travers et qu'il entendait des voix étranges.

En novembre 1959, Glenn Gould se rendit à San Francisco jouer les Variations Goldberg au Curran Theater, mais il me dit qu'il se sentait trop malade pour jouer et qu'il devrait annuler le concert. Je lui recommandai le Dr Malcolm Watts, professeur à l'École de médecine de l'University of California, qui le déclara en parfaite santé. Glenn donna donc le concert, mais s'arrêta soudainement en pleine interprétation de Bach pour se plaindre de ressentir un courant d'air provenant d'une porte ouverte, en haut sur le balcon. La porte dut être fermée avant que le concert puisse reprendre.

Une autre crise survint au retour de Glenn à Toronto. Il m'appela pour me dire que des choses troublantes se passaient dans son appartement. Des voisins l'espionnaient du toit; il voyait le faisceau de leurs lampes par les fenêtres; ils faisaient d'étranges bruits et lui envoyaient des messages codés. Il trouvait tout cela plus déconcertant qu'effrayant. Il se passait quelque chose qu'il ne pouvait ni comprendre, ni contrôler. Il voulait connaître mon avis : devrait-il se plaindre à la police ou serait-ce mieux d'affronter directement ces gens, les inviter à entrer, aller chez eux, ou peut-être même leur écrire? Je me suis alors demandé si Glenn était en plein délire provoqué par les médicaments ou s'il était en pleine crise de paranoïa. Je ne pouvais absolument pas, ainsi, au téléphone ni de si loin savoir exactement ce qui se passait. Je lui dis donc de ne pas appeler la police et de ne pas tenter de confronter les voisins directement, mais plutôt de tenter de joindre son médecin à Toronto pour obtenir son aide. (À l'époque, je ne savais pas qu'il y consultait un psychiatre.) Plusieurs jours passèrent, puis je reçus une lettre de Glenn, où il me demandait d'être son « complice ». En gros, il voulait que je certifie sur une copie de son contrat avec son imprésario qu'il était trop malade pour donner des concerts et qu'il devrait être dispensé de toute autre tournée. Dans ma réponse, je l'enjoignis de cesser les tournées jusqu'à ce que ses problèmes de santé soient sous contrôle et lui expliquai que ce serait un manque d'éthique professionnelle de ma part que d'intervenir auprès de son imprésario puisqu'il n'était pas mon patient et que je ne l'avais même jamais examiné.

Je décidai alors de me livrer à une petite conspiration de mon cru. Un bon ami et collègue psychiatre, le Dr Joseph Stephens, vivait à Baltimore, au Maryland, où Glenn devait donner un concert avec l'orchestre symphonique en mars 1960. Je l'appelai et lui expliquai ce qui était arrivé à Glenn depuis quelque temps et lui demandai d'aller en coulisses après le concert et de se présenter au pianiste. C'est exactement ce qu'il fit, et fort heureusement les deux hommes se plurent. « Nous nous dirigeâmes en voiture, sur la route enneigée, vers ma maison », me dit le Dr Stephens. Glenn dit : « Vous ne comprenez rien à la conduite dans la neige. Laissez-moi prendre le volant. » J'acquiesçai et le lui laissai et, en quelques minutes, il faillit emboutir une voiture en traversant un croisement sans regarder où il allait, mit les freins et la voiture se mit à déraper. Glenn était en fait bon conducteur, mais il était si facilement distrait par la musique ou par une conversation qu'il pouvait avoir des accidents.

Par bonheur, l'appartement du Dr Stephens se trouvait à courte distance de la salle de concert. Ils y arrivèrent donc et se mirent à « parler musique ». Le Dr Stephens m'a rapporté ceci : « Glenn parlait toujours plus que moi. C'était un monologuiste. Ce n'était pas vraiment une discussion parce que, en fait, c'était toujours Glenn qui pontifiait au profit de qui voulait bien l'entendre. Je l'aimais beaucoup et j'étais prêt à l'écouter. Il était très chaleureux, très naturel, très entier et il semblait, pour une raison qui lui était propre, bien m'aimer. En effet, bien avant la fin de la soirée il m'avait déjà invité à lui rendre visite au Canada. »

C'est ainsi qu'est née l'une des plus solides et des plus durables amitiés que Glenn ait connues. Elle dura dix-sept ans, durant lesquels ils se virent fréquemment et eurent des conversations téléphoniques deux ou trois fois par semaine. J'ai l'impression que ce fut pour Glenn la relation la plus psychothérapeutique qu'il ait jamais eue. Le Dr Stephens ne se départit jamais d'une objectivité clinique, ne critiqua, ne taquina ni ne déprécia Glenn d'aucune façon. Il faut dire que le Dr Stephens est professeur de psychiatrie à la Johns Hopkins University et est un chercheur de renommée mondiale dans le domaine de la schizophrénie. Il joue, en outre, du clavecin et du piano comme un véritable professionnel. Glenn Gould put donc parler longuement avec le Dr Stephens d'aspects divers de techniques d'exécution, et improviser de la musique pour lui. « Il était prodigieusement doué pour l'improvisation, de dire le Dr Stephens. Brahms, Schubert, Rachmaninoff – quel que soit le compositeur --, il improvisait magistralement dans le style de chacun d'eux. »

Leurs rapports étaient aussi sur un autre plan. Comme me le fit remarquer le Dr Stephens, l'un des attraits qu'il exerçait sur Glenn, un super-hypochondriaque, était dû à sa profession de médecin. De fait, à leur toute première rencontre, Glenn fit part au Dr Stephens d'un problème d'ordre médical des plus troublants qu'il connaissait alors. Cela avait commencé deux ou trois mois plus tôt, alors que Glenn était à New York, en visite chez le fabricant de pianos Steinway. Il avait eu une dispute avec le technicien en chef, William Hupfer, sur la manière dont il faudrait modifier son piano. Glenn voulait l'action plus légère, ce à quoi Hupfer, qui voulait préserver la « sonorité Steinway », s'opposait fortement. Au cours de l'après-midi, Hupfer, probablement dans un geste de réconciliation, donna à Glenn une tape dans le dos. Ce geste irrita grandement Glenn, qui clama qu'Hupfer l'avait frappé avec assez de force pour lui faire mal et même le blesser. Il craignait bien n'être plus jamais capable de jouer du piano, que sa carrière était finie. Il chargea son avocat de poursuivre Steinway en justice et d'en obtenir 300 000 $ pour dommages personnels. La dispute fut réglée à l'amiable pour une plus petite somme.

Entre-temps, il fallut évidemment faire examiner Glenn par des spécialistes. Le 4 février 1960, il consulta le Dr Morris D. Charendoff, l'un des plus éminents chirurgiens orthopédiques de Toronto, qui déclara que, depuis l'incident survenu chez Steinway, Glenn Gould « avait exprimé quelques vagues plaintes à propos de son bras gauche, relativement en particulier à une sensation de fatigue, de douleur et de manque de coordination, surtout dans la main gauche. Il avait remarqué ce dernier symptôme surtout lorsqu'il jouait du piano. Il avait, en outre, eu des crises d'engourdissement et de picotement dans les 4e et 5e doigts, ce qui gênait la coordination de ces doigts lorsqu'il jouait des pièces difficiles au piano, et ce problème constituait pour lui une infirmité… »

Je tiens à souligner ici que dans le cadre du programme de santé des artistes de spectacle de San Francisco (Health Program for Performing Artists), de nombreux musiciens avaient déjà exprimé de telles plaintes, et que nous les prenions au sérieux; nous n'avions pas tendance à les croire imaginaires. Ces symptômes s'avèrent souvent attribuables à la « surutilisation », un syndrome qu'entraînent d'incessantes répétitions et performances auxquelles s'astreignent les musiciens, parfois dans un contexte peu propice de fatigue, de forte compétition et de stress.

La conclusion du Dr Charendoff, en 1960, était que l'état de Glenn Gould était attribuable à la « blessure » que Glenn avait subie chez Steinway, « il pourrait avoir subi une légère blessure par traction aux divers nerfs du torse, et particulièrement une lésion du nerf cubital. De telles blessures sont appelées neuropraxie. Elles durent généralement de 6 à 8 semaines, mais n'entraînent pas d'infirmité permanente » [traduction libre]. Glenn subit donc les traitements quotidiens d'un masseur et prit de la cortisone, qui ne lui apporta apparemment pas grand soulagement. Comme il continuait de se plaindre, le Dr Stephens l'emmena voir un professeur de Hopkins, qui lui fit subir un examen neurologique. Le neurologue fit des observations sur « un tic nerveux et une asymétrie marquée du visage (de Gould) ». (On peut remarquer le tic dans certains de ses films, particulièrement dans celui qu'il tourna avec Yehudi Menuhin.) Le neurologue conclut qu'« il n'y a absolument aucun problème d'ordre neurologique chez cet homme. Son problème relève de la psychiatrie. » Le Dr Stephens remarqua « qu'en fait, les préoccupations que lui causait son épaule étaient absolument hors de proportion avec quoi que ce soit d'ordre physiologique et que ça frisait le délire » [traduction libre].

Durant plusieurs années, sur la recommandation du chef d'orchestre Eugene Ormandy, Glenn reçut d'un orthopédiste de Philadelphie des traitements pour sa mauvaise épaule gauche. Ce médecin enferma le buste entier de Glenn dans un plâtre dans l'espoir de mieux aligner l'épaule gauche avec le reste. Il est difficile de dire si cela eut un effet bénéfique. À l'été de 1960, Glenn était de retour sur la scène musicale, enregistrait des disques et de la musique pour des films. En 1962, il diffusa son premier documentaire radiophonique sur un compositeur, Arnold Schoenberg, et je tire orgueil du fait que je fus l'une des personnes interviewées pour cette émission2. (J'avais rencontré Schoenberg et j'avais assisté à ses cours à la Music Academy of the West.)

En 1964, à l'âge de 32 ans, Glenn décida finalement de tenir son engagement de ne plus donner de concerts publics. Il se concentra donc exclusivement sur les domaines radiophonique et cinématographique.

Revenons à ses problèmes de santé. Glenn fut profondément affecté par le décès de sa mère à l'âge de 85 ans, en 1975, alors qu'il avait 43 ans. Elle avait eu un grave accident cérébrovasculaire, et il passa de nombreuses heures au téléphone avec le Dr Stephens à tenter de déterminer ce qui pouvait être fait pour elle. La mort de sa mère donna à Glenn un terrible choc émotif et le laissa abattu et dans un profond désespoir. Comme il ne s'était jamais lié à aucune autre femme, sa mère avait tenu une place immense dans sa vie. C'est avec elle qu'il avait pu partager ses joies et ses déceptions, ses rêves, les critiques de ses concerts et d'autres aspects de sa carrière. Après son décès, Glenn se fit plus introspectif, plus philosophe et peut-être même encore plus reclus qu'il ne l'avait jamais été. Sa relation avec son père changea. Il ressentit une grande amertume quand celui-ci voulut se remarier. Glenn, qui devait être garçon d'honneur, refusa catégoriquement d'assister à la cérémonie.

Ce qui n'arrangea guère les choses c'est que, à peine un an après la mort de sa mère, le Dr John Percival, que Glenn consultait régulièrement depuis de nombreuses années, lui découvrit une hypertension légère. « C'était 150 sur 90 », me dit le Dr Percival. Il s'efforça de rassurer Glenn en lui disant : « C'est un peu haut, mais rien d'alarmant. N'y pensez même plus. » Glenn, au contraire, s'en inquiéta beaucoup. « Je ne suis pas d'accord avec vous. C'est très mauvais. Mon père combat l'hypertension depuis des années. » Sans le dire au Dr Percival, Glenn commença à consulter un néphrologue de l'University of Toronto, qui lui prescrivit un régime antihypertensif et traita agressivement d'autres symptômes dont Glenn se plaignait depuis plusieurs années. Le Dr Logan prescrivit, entre autres, des médicaments contre la goutte (dont Glenn ne souffrit jamais), contre la maladie de Parkinson et contre l'anxiété. Il recevait des prescriptions de valium non seulement du Dr Logan et du Dr Percival, mais aussi d'autres médecins, ce qui fit que Glenn avait un approvisionnement constant de ce tranquillisant et s'y accoutuma très certainement.

Sa grande anxiété le mena à vérifier fréquemment sa tension artérielle, tant le jour que la nuit, à l'aide d'un appareil allemand et d'un autre d'origine japonaise. Il y eut quelques périodes de hausse subite de sa tension, mais en général les médicaments contrôlaient assez bien le problème.

De nouvelles perspectives professionnelles s'offrirent à Glenn en 1971 lorsqu'un réalisateur de films lui demanda de jouer la musique de fond du film Slaughterhouse-Five de Kurt Vonnegut. Glenn n'aima pas le film, mais passa néanmoins beaucoup de temps avec les régisseurs pour y peaufiner sa performance, une quinzaine de minutes de musique de Bach. Trois ans plus tard, Warner Brothers utilisa des extraits des Variations Goldberg dans son film The Terminal Man. Ce n'est cependant qu'au cours de la dernière année de sa vie, en 1982, qu'on demanda à Glenn Gould de composer la musique originale d'un film intitulé The Wars, production de Richard Nielsen. Glenn aima le film, mais manqua cette occasion d'être le compositeur qu'il avait toujours affirmé rêver d'être, et fit plutôt un assemblement, quoique très réussi, de diverses pièces de Brahms, Strauss et d'autres compositeurs, en un collage qui fit une excellente piste sonore. The Wars eut beaucoup de succès au Canada, mais ne fut jamais projeté aux États-Unis.

Glenn était déjà alors très malade, marqué par les effets de l'hypertension, affaibli par la négligence de sa personne – un régime alimentaire inadéquat, le manque d'exercice, de sommeil et d'air frais – et probablement par la surconsommation de médicaments. L'auteur de The Wars, qui lui rendait visite pour la première fois, décrivit Glenn comme « un homme très malade. Il semblait malade parce que la couleur de sa peau était si inquiétante. Ses cheveux semblaient sans vie… Cette terrible apparence de quelqu'un qui a été très malade au point que les cheveux n'ont plus de vie3 … » [traduction libre]. Le Dr Joseph Stephens et moi-même avions été également choqués par le déclin de sa santé lorsque nous avions passé une soirée avec lui, en 1977, à écouter ses derniers enregistrements. Glenn avait toujours eu une allure très jeune et pleine d'énergie. Nous nous retrouvions devant un homme qui semblait prématurément vieilli, affreusement pâle, aux cheveux se faisant rares, au dos arrondi et au visage tendu.

Il persistait cependant à dresser toutes sortes de projets, à avoir mille ambitions et idées originales. Vers la fin de sa vie, Glenn s'efforça sérieusement de devenir chef d'orchestre. Il avait depuis longtemps changé ses manières, avait laissé tomber Walter Homburger en faveur de Ronald Wilford de Columbia Artists à New York, un expert des chefs d'orchestre. Pour diriger un orchestre, Glenn estimait qu'il devait cesser de jouer du piano parce que la direction d'orchestre recourrait à des muscles et faisait faire des mouvements du dos et des épaules qui provoquaient douleur et raideurs lorsqu'il se remettait au clavier. Il dressa une longue liste de ses pièces d'orchestre favorites, qu'il souhaitait diriger, et commença à travailler en secret, à ses propres frais, avec des membres de l'orchestre Hamilton Philharmonic. Les résultats obtenus semblent avoir été encourageants puisque, en juillet 1982, Glenn enregistrait Sigfried Idyll de Wagner, donnant de l'œuvre une interprétation lente qui met l'accent sur les structures contrapunctiques de l'œuvre4. Étant donné, cependant, qu'il s'agit de la version musique de chambre de la pièce, jouée seulement par un petit nombre d'instruments, on ne pouvait juger de la manière dont Gould aurait dirigé un orchestre symphonique entier.

En lisant les notes qu'a prises Glenn au cours de la dernière année de sa vie, on est frappé par l'énorme incompatibilité entre les plans de divers projets ambitieux qui auraient pris des années à réaliser et la description quotidienne qu'il faisait de ses symptômes et de ses douleurs, lesquels correspondaient plus à la complainte du patient d'une maison de soins infirmiers – « palpitations, sensation de chaleur dans les bras, douleurs dans la poitrine ressemblant à celles que provoquent les indigestions, pouls actif, épisodes d'état de rêve, pouls élevé diminuant avec l'activité, sensations de froid, frissons à l'arête du nez, phénomène pédi-jambier; problèmes au bas du ventre; consommation de liquides entraînant des douleurs ponctuelles, semblables à celles provoquées par un ulcère, dans le dos; étourdissements en position penchée, pressions sur la vessie, incontinence urinaire dans le sommeil5. » C'était deux Gould : l'un, le courageux pionnier canadien des arts d'interprétation et l'autre, l'abjecte victime de la maladie.

Le 27 septembre 1982, deux jours après son cinquantième anniversaire, Glenn se réveilla avec la conscience de ressentir un phénomène nouveau. Le côté gauche de son corps était engourdi et le bras gauche affaibli, symptômes de ce qu'il soupçonnait être un accident cérébrovasculaire. Il voulait que l'un de ses médecins lui rendit visite et l'examine, ce qui vraisemblablement se révéla impossible. Il se refusa à se rendre à l'hôpital en ambulance et dut y être amené en voiture, dans une posture inconfortable. Lors de la procédure d'admission à l'hôpital, il était alerte, mais avait l'élocution lente, le côté gauche du visage engourdi et il montrait d'autres signes d'une hémiplégie du côté gauche causée par une rupture des artères du lobe frontal gauche – ce qui signifie la présence de caillots dans les artères et le manque de circulation du sang vers la droite du cerveau, provoquant une paralysie du côté gauche. En deux jours, la condition de Glenn se détériora au point qu'il dut être transféré aux soins respiratoires intensifs. Il était alors déjà dans le coma. Des tests électro-encéphalographiques montrèrent une importante détérioration de l'hémisphère droit du cerveau, et d'autres tests révélèrent que le bulbe rachidien, le mécanisme central du cerveau qui contrôle des fonctions du corps, était mort. Le 4 octobre, avec le consentement de sa famille, les appareils de maintien de la vie furent débranchés et Glenn Gould fut déclaré mort. Une autopsie confirma le diagnostic de grave infarctus cérébral du côté droit et ne révéla aucune pathologie relativement à tous les maux dont se plaignait Glenn depuis des années au cœur, à la prostate, à l'estomac et aux autres organes.

Bref, j'ai donné ici l'historique médical de Glenn Gould pour mettre en lumière le combat qu'il a livré tout au long de sa carrière à la maladie physique et mentale, et aussi pour souligner les problèmes très sérieux que l'on peut rencontrer lorsqu'on pratique la médecine dans le domaine des arts du spectacle.

Références

1. Carroll, Jock. Glenn Gould: Some Portraits of the Artist as a Young Man, Toronto, Stoddard, 1995, p. 14

2. « Arnold Schoenberg: The Man Who Changed Music », émission radiophonique du mercredi soir à Radio-Canada, le 8 août 1962

3. Friedrich, Otto. Glenn Gould: A Life and Variations, New York, Random House, 1989, p. 267

4. Sony Classical SMK 52 650

5. Friedrich, Otto. Glenn Gould: A Life and Variations, p. 317-318

Source : Bibliothèque et Archives Canada
© Succession de Peter F. Ostwald. Reproduction autorisée par Lise Deschamps Ostwald, la succession de Glenn Gould et Glenn Gould Limited.
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