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ARCHIVÉE - Le Fonds d'archives Glenn Gould

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Ressources complémentaires

Écrits

L'idée de Gould

[The Idea of Gould]

par Rhona Bergman
Source

Traduit de l'anglais par la Bibliothèque nationale du Canada avec la permission de Rhona Bergman.

Entrevue avec Timothy Maloney

« Nous nous trouvions en compagnie de la grandeur. »
Ottawa

J'observai le paysage devant moi, assis à une table de la Division de la musique de la Bibliothèque nationale du Canada. De grandes fenêtres faisant toute la hauteur du mur donnaient sur une scène magnifique où flottaient huit grands drapeaux canadiens claquant fortement au vent, qui dominaient la rivière des Outaouais. J'apercevais sur l'autre rive la ville de Hull, dans la province voisine du Québec, là où les cheminées de l'usine de papier Scott crachaient leur fumée au loin.

Sur la table, devant moi, une boîte de carton d'environ vingt-quatre pouces de longueur, remplie de chemises en carton bulle. Chacune pouvait contenir plusieurs pages dactylographiées ou de longues feuilles jaunes de format légal couvertes de pattes de mouche en noir, à peine lisibles. C'étaient des documents de Glenn Gould.

Cet après-midi là, je devais rencontrer Timothy Maloney, directeur de la Division de la musique, là où sont gardés non seulement les papiers de Glenn Gould, mais aussi les archives provenant d'autres musiciens canadiens. M. Maloney avait choisi, pour notre entrevue, le studio d'audiovisuel de la Division de la musique et, tandis que nous nous assoyions, il commença à me parler de lui.

M. Maloney, titulaire d'un doctorat décerné par l'University of Rochester, est lui-même musicien et l'un des membres fondateurs de l'Aulos Trio, nommé d'après un ancien instrument de musique d'origine grecque. (La clarinette et la flûte, qui constituent les deux tiers du trio, correspondent aux doubles tuyaux de l'aulos.) S'associant avec un piano, le groupe s'était produit en Ontario, au Québec et dans l'État de New York et avait enregistré un disque compact. M. Maloney avait aussi joué dans divers orchestres et pour des chefs d'orchestre comme Leonard Bernstein, Seiji Ozawa et Karel Ancerl.

La raison pour laquelle j'avais voulu le rencontrer avait cependant peu de rapport avec ces réalisations. M. Maloney avait été le premier clarinettiste dans l'ensemble qui avait exécuté le seul enregistrement commercial que Glenn Gould ait jamais dirigé, le Siegfried Idyll de Wagner.

Bien que M. Maloney m'ait semblé protocolaire, presque élégant dans sa réserve, son sourire était ouvert et me mit à l'aise tandis que nous commencions notre entrevue.

« Qu'est-ce qui vous a amené à travailler avec Glenn Gould? » lui demandai-je.

« Eh bien, commença Tim, au cours de l'été de 1982, je me trouvais à Toronto, où j'effectuais des recherches pour mon mémoire, et j'ai reçu l'appel de Victor Di Bello, le gérant de projet de Glenn pour cet enregistrement. J'avais déjà travaillé avec Di Bello dans le cadre du Stratford Music Festival ici, en Ontario, à la fin des années 1960, alors qu'ils avaient un vaste programme de concerts d'opéras et d'orchestres.

« Victor me dit qu'il rassemblait un groupe de musiciens en vue d'enregistrer la pièce Siegfried Idyll. Il devait y avoir trois séances d'enregistrement, lesquelles eurent lieu à la fin de juillet et au début d'août. Nous nous sommes rencontrés au St. Lawrence Hall sur la rue King, dans la partie historique du marché St. Lawrence, au centre-ville de Toronto. Ces soirées étaient longues. Glenn avait tendance à diviser les choses en segments et il voulait faire et refaire chacun d'eux à des tempi variés et avec différentes articulations. Il voulait observer chaque partie sous de nombreux angles.

« Aucune des prises n'a été un tant soit peu rapide, vous comprenez – elles étaient toutes des variations du lent au très lent. Glenn avait souvent dit qu'il aimait entendre jouer très lentement la musique qu'il préférait. De fait, il nous avait avertis d'entrée de jeu que ce serait là le disque de Siegfried Idyll le plus lent qui ait existé. Il a d'ailleurs dépassé en durée sa propre interprétation pour piano de cette pièce. »

(C'est tout à fait vrai. L'enregistrement de la version pour piano de Siegfried Idyll, fait en 1973, dure 23 minutes et 31 secondes, tandis que la version pour orchestre dure 24 minutes et 28 secondes.)

« Le rythme était si lent que le coup d'archet des instruments à corde a dû être repensé et nous, les instruments à vent, avons été obligés de reprendre notre souffle à des moments où nous n'avions jamais eu à le faire auparavant parce que nous ne pouvions tenir si longtemps sur une seule inspiration! Mais vous savez, c'était un musicien hors pair. Comme je l'ai déjà dit et écrit, la production de la musique était de la plus grande qualité et l'expérience que j'ai ainsi vécue a été l'un des grands moments de ma vie. Tout musicien peut compter sur les doigts d'une seule main les événements ou les concerts réellement spéciaux auxquels il a pris part dans sa carrière. Pour moi, cette expérience est sans conteste l'un d'eux. Nous nous trouvions dans la même pièce que la grandeur, et chacun d'entre nous en était conscient. C'était si facile de travailler avec lui. Il avait pris la peine d'apprendre chacun de nos noms avant de nous rencontrer et il nous avait invités à l'appeler Glenn. Il a fait en sorte que nous nous sentions ses partenaires dans cette entreprise. »

« Combien étiez-vous? »

« Treize en tout. Cinq instruments à corde et un représentant de chaque instrument à vent*. »

* Note : Deux violons, un alto, un violoncelle, une contrebasse, une flûte, un hautbois, deux clarinettes, un basson, deux cors et une trompette.

« La pièce a été jouée dans sa version originale de musique de chambre, telle que Wagner l'avait fait jouer pour la première fois à son épouse, Cosima. Wagner avait composé cette pièce pour en faire cadeau à son épouse à la suite de la naissance de leur premier fils, Siegfried, survenue juste avant Noël. D'après ce qui a été raconté, le matin de Noël, Wagner invita les treize musiciens à sa maison, les disposa en file indienne dans l'escalier et le couloir, juste au dehors de la chambre de Cosima. Elle raconta par la suite s'être réveillée avec l'enfant dans la chambre, au son de cette musique céleste lui parvenant par l'ouverture de sa porte. C'est une pièce pastorale, très lyrique et très peu semblable aux autres morceaux qu'a composés Wagner. Et c'est ainsi que nous l'avons interprétée. Comme la pièce originale. »

Tim se laissa aller contre le dossier de sa chaise.

« Gould n'avait pas pris de cours pour apprendre comment diriger un orchestre. Il n'utilisait pas de bâton ni de baguette, comme le font presque tous les chefs d'ensembles instrumentaux, et il dirigeait de la main gauche. Cependant, il indiquait très clairement ce qu'il voulait. N'oubliez pas qu'il avait joué pour les plus grands chefs d'orchestre au monde : Stokowski, Kripps, von Karajan, Bernstein.

« Ce n'était bien certainement pas l'une de ces séances où l'on prononce à peine quelques mots. Dans le cadre de ma formation, par exemple, j'avais appris à me mettre devant un groupe et à diriger l'exécution d'un morceau sans dire un seul mot. Glenn n'aurait jamais fait cela.

« Il lui fallait s'expliquer, et il avait une manière bien à lui d'aborder la musique. Mais vous savez, pendant ces quelques heures, il était la quintessence même de la grâce et de la camaraderie. Et lorsqu'il se faisait tard et que nous commencions à ressentir la fatigue, il proposait un jeu pour trouver un nom à notre ensemble. Nous avons proposé des noms comme « Gould's Ghouls » [les gouls de Gould] et les « Siegfried Idylers » [les flâneurs de Siegfried]; Glenn proposait « The Academy of St. Lawrence in the Market », d'après l'Academy of St. Martin's-in-the-Fields, orchestre britannique bien connu que dirigeait Neville Marriner, et « The Ashes of Toronto » [les cendres de Toronto] d'après les Fires of London, ensemble de musique contemporain.

« Bien sûr, Glenn mourut à peine neuf semaines plus tard. J'appris par la suite qu'il avait créé une version préliminaire de l'enregistrement au début de septembre et qu'il avait eu l'intention de le fignoler encore. J'ai eu l'occasion de l'entendre, cependant, car je suis revenu à Toronto l'été suivant pour poursuivre ma recherche; et Di Bello avait alors réuni le groupe pour une petite cérémonie commémorative en l'honneur de Glenn. Sony finit par mettre le disque compact sur le marché au début de 1991, avec les transcriptions pour piano d'autres pièces de Wagner que Glenn avait faites.

« Il avait souhaité faire plus d'enregistrements, diriger des orchestres de diverses constitutions, des œuvres variées. Nous avons dans nos archives des listes de morceaux qu'il se proposait de diriger. »

Des recherches plus poussées, effectuées par la suite, m'ont permis de découvrir que parmi ces pièces se trouvaient la Nuit transfigurée de Schoenberg, les 3e et 4e symphonies de Mendelssohn, les 2e et 8e symphonies de Beethoven, la Messe en si mineur de Bach et les Métamorphosen de Strauss, entre autres.

Glenn Gould avait en fait tenté à plusieurs reprises l'expérience de la direction d'orchestre. Outre les mouvements qu'il faisait toujours, qui étaient partie intrinsèque de son exécution au piano et qu'il ne pouvait probablement pas contrôler lorsqu'il jouait, il avait dirigé des orchestres qui avaient donné des concerts à Vancouver et à Toronto en 1957 et encore de son piano, dans le cadre du Stratford Festival en 1962. Cependant, parce que son dos et les muscles de ses bras avaient adopté une posture arrondie (c'était sa posture devant son instrument), Gould se ressentait physiquement des larges mouvements des bras qu'impose la direction d'un orchestre. Il éprouvait de la difficulté à se remettre au piano pendant deux ou trois semaines après de telles performances et il avait toujours dit tout au long de sa carrière que lorsqu'il « abandonnerait le piano », quand il aurait la cinquantaine, il ferait une nouvelle tentative comme chef d'orchestre.

Je demandai à Tim ce que Gould avait pensé de l'expérience.

« Eh bien, une fois que ce fut fini, Glenn semblait content et nous serra la main à tous. L'été suivant, Victor Di Bello nous dit que Glenn avait conservé de bons souvenirs de l'expérience. Victor et lui avaient commencé à planifier l'ensemble en vue d'un autre morceau. Mais, bien sûr, il mourut. » Tim sembla se recueillir pendant un moment.

« Gould représentait déjà quelque chose de très spécial pour moi avant même que cette occasion se présente. J'adorais sa façon de jouer du piano et je collectionnais ses disques depuis l'époque où j'avais été étudiant. C'était une icône au Canada – à l'étranger aussi.

« Je dis cela, mais je dois aussi admettre que nous, les Canadiens, menons la vie dure à nos héros. Nous ne mettons pas facilement les nôtres sur un piédestal. Nous réservons plus facilement cela aux étrangers. »

« D'une certaine façon, dis-je, il est tout à fait admirable qu'il se soit tant identifié à son pays. Tant d'artistes et d'interprètes étrangers s'assimilent à la culture et à la société américaines. Il aurait facilement pu le faire et devenir encore plus riche et célèbre qu'il ne le fut s'il avait accepté les propositions de vivre aux États-Unis. Pour commencer, il aurait été mieux connu par les Américains qu'il ne l'est maintenant. Mais il est difficile de vivre en solitaire dans mon pays lorsqu'on a un immense talent ou qu'on est connu du public. Et c'est ainsi qu'il voulait vivre.

« Les différences entre les Canadiens et les Américains sont intéressantes et très subtiles. Les gens que j'ai rencontrés ici – et je parle littéralement des gens, ceux que l'on croise dans les rues  – semblent moins agressifs que chez nous. Il semble exister un respect sincère d'autrui, peut-être de l'intimité des autres. Les gens d'ici sont plus sereins. »

Tim rit : « J'appelle ça notre mentalité coloniale. Je ne crois pas que nous nous soyons jamais débarrassés de notre sentiment d'infériorité à l'égard des pays plus importants et plus anciens.

« Notre première constitution fut promulguée en 1867 par le Parlement britannique et le tout s'est passé sans la moindre violence, très à la canadienne. Bien que nous soyons officiellement devenus une confédération de provinces, nous ne nous estimions pas réellement indépendants de la Grande-Bretagne, mais seulement autonomes. Ce n'est qu'en 1982, lorsque le premier ministre Trudeau a « rapatrié » la Constitution de l'Angleterre et a enchâssé la Charte canadienne des droits que nous avons commencé à nous considérer plus comme un pays indépendant, bien que nous soyons encore une monarchie constitutionnelle. La reine d'Angleterre est encore notre chef d'État. Nous n'avons eu notre propre drapeau qu'en 1965, cette feuille d'érable rouge que vous voyez partout.

« Donc, nous avons eu de la difficulté à trouver notre propre identité. Ce n'est guère facile, je suppose, lorsqu'on a pour voisin ce géant, un pays en pleine expansion avec dix fois notre population. Les États-Unis sont une nation depuis 200 ans et vous n'avez pas de doutes sur ce que vous êtes et sur le rôle que vous tenez dans le monde. »

Je demeurai pensive pendant un moment.

« Vous savez, cela nous amène à ce à quoi je pensais sur l'identité de Gould comme Canadien. Je crois que c'est là un élément très important pouvant nous aider à le comprendre, et je commence à penser que, si nous ne nous y arrêtons pas un peu, nous pourrions passer à côté de ce qu'il tentait de transmettre. Je ne parle pas de la musique, car elle est universelle, mais plutôt de ses documentaires radiophoniques, dont il tirait une si grande fierté.

« Dans "The Solitude Trilogy" [La Trilogie de la solitude], il traite de sujets comme l'isolement ou la séparation : tout d'abord avec soi-même dans "The Idea of North" [L'Idée du Nord] (fondé sur un voyage en train que Gould fit à bord du Muskeg Express, train qui partait de Winnipeg (Manitoba) et se rendait à Churchill, à 1 000 milles au nord), puis avec la société isolée de Terre-Neuve, dans "The Latecomers" [Les Retardataires], enfin dans la relation que l'on a avec Dieu, comme l'illustre la communauté mennonite du Manitoba dans "Quiet in the Land" [Le Calme sur la terre], émission favorite de Gould parmi les trois.

« Dans chacune des émissions, Gould ne traite pas uniquement du concept de la solitude, qui lui était cher, bien sûr, mais aussi des aspects de la vie, de la culture, et particulièrement de la géographie de ces communautés. Je crois qu'il tentait d'éduquer les Canadiens sur ces sociétés et, peut-être, subtilement, de leur instiller l'orgueil ou du moins la conscience de ce que c'est d'être Canadien. D'explorer cette sensation de séparation que fait naître l'immense espace géographique qui constitue le Canada et d'affronter les sujets comme l'identité, face à soi-même et dans le monde.

« Il me semble, en outre, qu'il parvenait presque à vendre ce concept de "Nord" non seulement dans ses écrits et ses émissions radiophoniques, mais aussi dans les photos de lui, où on le voit emmitouflé pour se protéger contre les éléments. Chaque fois qu'on le voyait à l'extérieur (et même souvent à l'intérieur), il portait un chapeau, une écharpe, des gants, un paletot et parfois même des caoutchoucs. Dans un certain sens, si l'on exclut les problèmes circulatoires et les phobies, son apparence physique était un rappel constant du Nord, qui est froid, soit du Canada. À mon avis, il tentait de communiquer ce concept en tout temps, dans ses photos, de façon consciente ou non. »

« Vous savez, me dit Tim, voilà trois ans que je fais le même discours sur Marshall McLuhan, Northrop Frye et Gould. Je les appelle les "Three Canadian Legacies to the World of Ideas" [Trois legs canadiens au monde des idées]. Ils étaient tous trois très préoccupés par la communication, sous une forme ou sous une autre, et chacun d'eux a tenté d'élaborer une vision humaniste. Frye et McLuhan, vous savez, ont enseigné à l'Université de Toronto, avec Geoffrey Payzant, premier biographe de Gould.

« Or, McLuhan croyait que les gens sont conditionnés par leur environnement culturel. Que nous sommes, en fait, ce que nous utilisons (soit la télévision, les ordinateurs, les jeux vidéo). Il a prédit que nous deviendrions une société violente en raison de la dépersonnalisation ou de la sensibilité de masse que nous impose la technologie. Gould, bien entendu, estimait que la technologie est fondamentalement bénigne, avec un élément humaniste, mais il se référait en fait à son apport artistique. Frye était un théoricien de l'anglais, un grammairien qui se voyait comme un critique littéraire. Et il l'était, l'un des plus grands au monde. Une partie de son œuvre porte sur les poèmes de William Blake, dans un livre intitulé Fearful Symmetry, publié en 1947. Il a aussi écrit une étude épique de la Bible, d'une perspective littéraire, The Great Code, publié en 1982, suivi par Words with Power, en 1990.

« Frye parle de passages d'épiphanie qui sont possibles si l'on exerce nos pouvoirs créateurs. Il croyait qu'une imagination en éveil établit un lien avec le divin. Sa prémisse était qu'il existe certains éléments ou mythes qui renseignent sur toute littérature.

« Vous souriez, me dit Tim. Je vois bien que cela touche une corde sensible. » Oui, je souriais. Bien avant que j'aie entendu parler de Glenn Gould, lui expliquai-je, j'avais été fascinée par les idées de Joseph Campbell, le mythologiste américain qui avait enseigné au Sarah Lawrence College de New York du milieu des années 1930 à la fin des années 1960. Il étudia et écrivit sur les plus grands mythes, cultures et religions du monde et trouva certains éléments et thèmes communs à tous. Les travaux de Frye touchaient un sujet familier à mon esprit.

Le premier ouvrage important de Campbell fut un livre intitulé The Hero of a Thousand Faces et fut publié en 1949. Dans ce livre, il écrivit que le héros est le plus puissant dans toute culture et que chaque culture a son propre héros, dont les caractéristiques sont compatibles avec les règles de sa société.

« Gould, dis-je, est un tel héros. »

« Un héros s'extrait d'un monde commun et s'aventure dans les régions de l'émerveillement supernaturel : il y rencontre des forces fantastiques et remporte une victoire décisive; le héros revient de cette aventure mystérieuse avec le pouvoir d'accorder des faveurs à ses pareils1. » Et cette « … aventure du héros se fait normalement comme… une séparation du monde, une pénétration de quelque source de pouvoir, et un retour sublimé2 ».

Le héros répond normalement à un appel de quelque sorte ou se sent différent, à part de l'ensemble de la culture. Le héros doit répondre à cet appel pour le bien de la société dont il fait partie. Ou encore, comme Joseph Campbell se plaisait à dire : « Le héros doit dire "oui" à l'aventure. »

« Quand on pense à la manière dont Gould a vécu sa vie, dis-je, on voit le modèle typique de l'aventure du héros. »

Glenn Gould est né avec des dons merveilleux. Ses parents possédaient le sens et les moyens financiers nécessaires pour nourrir ces qualités. En raison de son talent, il fut tenu à part des autres enfants de son groupe. De fait, dès le début de son adolescence, il ne passa que des demi-journées à l'école; l'autre moitié de la journée était réservée au Conservatoire de musique de Toronto (maintenant appelé Royal Conservatory of Music of Toronto) pour stimuler ses dons.

Il étudia le piano avec un très grand maître, Alberto Guerrero, pianiste de concerts d'origine chilienne, bien qu'ils passèrent une bonne partie de leur temps à argumenter sur la théorie. Il fut rapporté que Gould dit « Mes études avec Guerrero, vers la fin de mon adolescence, furent principalement constituées d'exercices d'argumentation. »

À l'âge de 19 ans, Gould abandonna son professeur et l'ensemble de ses études formelles (il n'avait pas encore terminé son instruction scolaire). Il alla au chalet de ses parents sur le lac Simcoe, où il passa son temps à jouer du piano (son cher vieux Chickering), à se promener avec son chien Banquo et à réfléchir tout en analysant des partitions de musique. C'est probablement la période où il fit le plus grand apprentissage sur la valeur de la solitude.

Bien qu'il obtînt un immense succès dans tout le Canada (il donnait des concerts depuis 1945, alors qu'il avait 13 ans, et avait fait ses débuts avec le Toronto Symphony Orchestra l'année suivante), il ne fit son entrée sur la scène américaine que le 2 janvier 1955 à Washington D.C., puis à Town Hall à New York neuf jours plus tard. La performance de Gould à New York remporta un succès si éclatant qu'il se vit dès le lendemain offrir un contrat exclusif d'enregistrement par David Oppenheim, de CBS Masterworks.

En 1957, à la suite du grand succès de la mise sur le marché des Variations Goldberg, Gould devint le premier artiste nord-américain à se produire à Moscou et à Leningrad, où encore aujourd'hui on parle de lui avec révérence. Dans les années qui ont suivi, Gould fit plusieurs tournées en Europe, à Stockholm et en Israël, où un reporter du journal Haaretz compara son interprétation à « … de la musique religieuse… Le jeu de Gould est ce qui se rapproche le plus de la conception qu'on a de la prière3 ». Il fit de nombreuses tournées aux États-Unis et au Canada tout au long de sa carrière sur la scène.

Où qu'aille Gould dans le monde, les salles où il donnait ses concerts étaient pleines et il remportait un succès prodigieux, bien que les critiques soient souvent mordantes relativement à son maniérisme peu usuel lorsqu'il jouait. Non seulement Gould chantait, d'une voix forte, tandis qu'il jouait (chose que lui avait apprise sa mère à un tout jeune âge) et se dirigeait avec la main qui ne se trouvait pas occupée sur le clavier, mais il balançait aussi tout le haut de son corps, vigoureusement, dans un mouvement circulaire, assis sur son petit banc dont son père avait scié les pieds pour lui. Gould tenait à utiliser ce banc, qui lui permettait d'avoir au piano une posture allongée de telle façon que, par moment, son visage était à quelques pouces à peine du clavier. L'expression de transe de son visage et les mouvements de son corps rappelaient quelque peu les artistes aveugles Ray Charles et Stevie Wonder, lorsqu'ils semblaient rêver sur le clavier.

Après neuf ans de concerts, Gould quitta la scène et donna son dernier concert en public au Wilshire Ebell Theatre de Los Angeles le 10 avril 1964. Il en avait eu assez et il tiendrait sa parole de ne plus jamais y revenir. Sa grande crainte de l'avion, ses maladies fréquentes et les foules qu'il abhorrait lui avaient trop coûté et Gould, encore une fois, se replongea dans la solitude au lac Simcoe. Et bien que les critiques lancèrent des mises en garde sur la courte mémoire d'un public volage, Gould s'offrit au monde selon ses propres conditions. Le reste de sa vie, il devint de plus en plus reclus tout en produisant abondamment d'ouvrages écrits et d'enregistrements pour la radio et la télévision.

Plus de cinquante articles furent publiés sur l'évolution de la musique et de la technologie (beaucoup d'autres ne furent pas diffusés) et il rédigea une bonne part des notes accompagnant ses quatre-vingt et quelques enregistrements. Gould écrivit et joua en abondance pour la radio et la télévision de Radio-Canada. Jusqu'au moment de sa mort, en 1982, il avait de nombreux projets de musique et d'écriture se trouvant à diverses phases d'avancement ou d'élaboration.

Le rêve qu'il nourrit toute sa vie de devenir compositeur ne se réalisa jamais complètement, n'allant pas au-delà de sa plus grande contribution, que fut son quatuor à cordes en fa mineur, opus 1. Il fut joué pour la première fois en 1956 à Montréal et, depuis, a été mis sur CD par Sony avec quelques-unes de ses compositions antérieures. En 1963, So You Want To Write a Fugue, un délicieux et original morceau aux accents de fugue que Gould composa pour quatre voix et un quatuor à cordes, fut entendu pour la première fois à la télévision de Radio-Canada à l'émission Anatomy of a Fugue. Ses transcriptions pour piano du Prélude au premier acte de Der Meistersinger, « Dawn » [L'Aube], « Siegfried's Rhine Journey » [Le Voyage de Siegfried au Rhin] et Siegfried Idyll de Wagner furent mis sur le marché en 1973, puis Sony réédita une version instrumentale de Siegfried Idyll sur CD, dirigée par Gould.

Glenn Gould voyait « La Trilogie de la solitude », à propos de laquelle il inventa l'expression « radio contrapuntique », comme une grande offrande à l'ensemble de ses compositions, outre les quatre excellents documentaires sur la vie et l'apport artistique de Stokowski, Casals, Strauss et Schoenberg. Diriger l'enregistrement de Siegfried Idyll fut l'aboutissement d'un autre de ses grands rêves.

Dans une conversation avec Bill Moyers, dans le cadre d'une émission de la PBS unanimement saluée par le public en 1988, « The Power of Myth » [La puissance du mythe], Joseph Campbell dit de lui-même : « Ma vie fut celle d'un non-conformiste… Je n'ai jamais pu me soumettre. » On pourrait en dire autant de Gould. Campbell disait à ses étudiants : « Suivez votre félicité »; il est clair que c'est ce que fit Gould pendant un peu plus de cinquante ans.

« Suivez votre félicité? », Tim voulait une explication.

« Si vous suivez votre félicité, dis-je, la vie s'offre à vous d'une façon qui n'aurait pu être en toute autre circonstance. Suivre votre félicité, c'est trouver la seule chose que vous aimiez du fond du cœur. Vous devez suivre cette voie, sans égards aux conventions ou à l'opposition, si c'est ce qui vous fait sentir vous-même. Lorsque Gould joue, l'auditeur peut ressentir la conscience du soi qui ouvre l'écoute de sa propre voix intérieure. Gould aide les gens à découvrir leur moi le plus profond et cela peut favoriser la découverte de ce que peut être la "félicité" particulière de chacun. »

« Dans le même ordre d'idées, commenta Tim, Frye parlait de "passages d'épiphanie". » Je suis convaincue que Gould non seulement en connaissait, mais qu'il en créait aussi pour son auditoire. Le regretté Aaron Copland, compositeur américain, a dit que, lorsqu'il écoutait jouer Gould, c'était comme si Bach lui-même se trouvait au piano.

« Et il en a toujours été ainsi pour moi. Je sais que ce n'est pas forcément vrai du point de vue de la manière historique dont se joue l'instrument – mais ça m'est égal! Il révèle tellement la structure. D'une perspective pratique, il n'avait pas d'étudiants, donc personne ne joue du piano comme Glenn Gould. Mais dans un sens plus global, en montrant au monde entier le génie de la musique qu'il jouait et son propre génie d'interprète, il attire l'attention.

« C'est l'honnêteté absolue de son interprétation qui fait cela. Il a donné un nouveau sens au concept de re-création. La musique de n'importe quel compositeur prenait vie d'une manière stupéfiante. Ce n'était pas n'importe quel type qui jouait les notes de quelqu'un d'autre. Il fut très certainement l'un des deux plus grands pianistes de la deuxième partie de notre siècle, avec Horowitz. Si l'on pense à l'ensemble de notre siècle, il est encore un géant parmi les géants que furent Rachmaninoff, Rubinstein et Paderewski. Ils cherchaient tous à plaire au public, mais pas Gould; Gould jouait comme il voulait jouer, même s'il savait qu'il pouvait ainsi provoquer l'ire des critiques.

« Il était un professeur aguerri, doté d'une aptitude innée pour saisir l'essence même d'un morceau de musique et l'interpréter avec autant de pureté et d'intimité qu'il en était capable. Il était aussi brillant dans sa manière de faire sentir cette intimité dans ses enregistrements. Pour commencer, il faisait mettre le micro très près du piano et faisait très attention à neutraliser les échos ou le raisonnement ambiants du studio.

« Il voulait faire prendre à l'auditeur "une conscience intensément partagée de la musique", comme dit Geoffrey Payzant dans son livre Glenn Gould, Music and Mind. De fait, il établissait un partenariat entre chacun de ses auditeurs et lui-même en tant qu'interprète de la musique. Le contact se faisait absolument de lui à vous, par le biais de l'enregistrement. Il lui fallait cette distance que la technologie pouvait lui accorder pour y arriver. C'est pourquoi il était si redevable à la technologie. »

« Et le fredonnement que l'on peut entendre sur certains enregistrements ne fait qu'accentuer cet effet, dis-je. On sent cette présence éthérée… »

« On dirait presque qu'il fredonne pour le compte de ses auditeurs, ajoute Tim. Je trouve que ces qualités sont si bouleversantes que quiconque ouvre les oreilles ne peut que l'entendre.

« Bien sûr, ce n'est pas tout le monde qui voit les choses ainsi. Alors que je prononçais une allocution à l'Université Western Ontario il n'y a pas très longtemps, une femme de l'audience, une claveciniste, me dit trouver ses interprétations offensantes, particulièrement ses ornementations. Cela m'amène d'ailleurs à une anecdote.

« J'ai rendu visite l'année dernière à une musicienne renommée, claveciniste et experte de l'ornementation baroque. Elle s'appelle Greta Kraus. Elle me raconta qu'au début de la carrière de Gould, avant qu'il enregistre une partie de l'œuvre de Bach, il lui demanda conseil sur l'ornementation. Alors, elle s'assit avec lui au clavecin et lui donna avec grâce exemple après exemple de la manière de jouer le répertoire, de tout ce qu'elle y ferait. Il la remercia et s'en alla. Quand elle eut l'occasion d'entendre le disque, après sa diffusion, elle remarqua qu'il avait fait les choses tout autrement sur toute la ligne! Elle avait l'impression qu'il avait délibérément joué différemment! » Tim rit.

« C'est ce que j'appelle l'aspect Peter Pan de Glenn Gould. Il n'était parfois qu'un petit garçon obstiné. Bien que, si l'on veut être juste, il était issu de ce monde de la tradition romantique de la première moitié du 20e siècle, où l'on jouait Bach comme Wanda Landowska au clavecin, avec tous les attributs de la majesté et de la grandeur. Eh bien, Glenn ne voulait rien de tout cela! Et il tenait à être remarqué! Mais il est vrai qu'il n'était pas authentique. »

« Il n'empêche que je suis perplexe, dis-je. Nous disons qu'il n'était pas authentique, qu'il était un interprète de la re-création donnant sa propre version de la musique, et il y a des gens comme Aaron Copland qui disent qu'il était la voix même de Bach. Expliquez-moi cela. »

« La musique de Bach est hautement structurée dans sa conception, et Gould jouait cette musique comme telle. On pensait que Gould se mettait dans la peau de Bach et jouait comme Bach avait voulu que sa musique soit jouée. Mais Gould n'était le fruit d'aucune tradition. Il voulait en créer une.

« On pourrait dire qu'avec Gould tout était sublimé, sauf l'essence même de la musique. Cependant, on ne peut pas vraiment insister là-dessus non plus parce qu'on connaît l'orgueil et la force de son interprétation – on n'a qu'à entendre quelques notes pour savoir que c'est Gould.

« En dépit de cela, je suis encore porté à le voir comme quelqu'un qui faisait ressortir l'essence absolue et pure de la musique mais qui a eu le courage et la sagesse d'aller à l'encontre de tous pour suivre son… comment dirait-on? »

« Suivre sa félicité », dis-je en me laissant aller contre le dossier de ma chaise avec satisfaction. L'entrevue s'était bien passée.

Références

1. Campbell, Joseph. The Hero With a Thousand Faces, Princeton, Princeton University Press, 1949, p. 30.

2. Ibid., p. 35.

3. Friedrich, Otto. Glenn Gould, A Life and Variations, New York, Random House Press, 1989, p. 82.

Source : The idea of Gould
by Rhona Bergman 1st Lev Pub. ed. -- Philadelphia, Pa. : Lev Pub., 1999, c1997. -- iv, 226 p. [8] p. of plates : ill., ports. ; 23 cm. -- ISBN 0967336708
© Rhona Bergman. Reproduction autorisée par Lev Publishing, la succession de Glenn Gould et Glenn Gould Limited.
nlc-5456

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